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01/09/1999 ELEGY n° 6 Le retour aux sources BRENDAN PERRY par Stéphane Leguay

On l'attendait avec ferveur depuis presque cinq ans, et on n'osait aujourd'hui plus croire en ce premier album solo de la moitié masculine de Dead Can Dance. Et pourtant, survenant quelques mois à peine après la séparation du duo, Eye of the hunter vient mettre un point final au silence et aux interrogations. Guitares acoustiques, ambiances intimes, nuances bluesy, ce premier album nous emmène à travers les sentiers battus d'une folk attachante, véritable retour aux sources en forme d'introspection romantique pour l'ami Brendan PERRY. Rencontre.

Ma première question est évidemment : pourquoi Dead Can Dance a-t-il splitté ?
Brendan PERRY : Ah ah ! Voilà la question à un million de dollars... C'est un ensemble de plusieurs choses. Disons surtout que la magie s'était envolée, l'énergie créatrice s'était éssouflée au bout de 17 ans. Nous étions en plein milieu de la conception d'un nouvel album quand nous avons réalisé que la "vie" n'était plus là...  et que continuer n'avait plus aucun sens. Nous avons donc décidé de poursuivre nos projets personnels, avec lesquels nous prenons bien plus de plaisir.
Crois-tu que vos projets personnels ont justement été l'une des raisons qui ont motivé cette séparation ?
C'est possible. Surtout pour Lisa. Elle a déjà réalisé deux albums de son coté et était en train de travailler sur la bande originale du prochain film de Michael Mann et je crois que son énergie était concentrée ailleurs que sur le nouvel album de Dead Can Dance. J'ai senti, en travaillant avec elle, qu'elle n'avait plus d'éléments neufs à apporter pour ce disque. Elle n'avait rien écrit de son côté, trop occupée à ce projet de musique de film. Il ne s'agissait plus du tout d'une collaboration, j'avais plus l'impression de faire un album solo. D'un commun accord, il nous a donc semblé plus raisonnable de poursuivre nos propres projets, chacun de son coté.
Où en sont tes relations avec Lisa aujourd'hui ?
Nous ne nous sommes pas parlé depuis un certain temps, pour prendre un peu de distance. Cette séparation a été un moment douloureux et nous n'avons pas vraiment su nous en expliquer franchement les raisons. La meilleure solution était, semble-t-il, de faire une pause et de laisser Dead Can Dance en suspens, tout en laissant la porte ouverte à d'autres collaborations dans le futur... Officiellement nous sommes encore en contrat avec la maison de disques, c'est un peu compliqué. Mais l'amitié entre Lisa et moi est toujours très forte; nous avons simplement besoin de prendre un peu de recul.
Commençais-tu à te sentir un peu prisonnier de l'univers musical de Dead Can Dance ?
D'une certaine façon, oui. J'ai de mon côté composé certains morceaux, au fil des années, qui ne s'intégraient pas du tout à l'univers Dead Can Dance. Et puis c'est très difficile d'aller toujours plus loin en matière de musiques traditionnelles et il fallait pourtant que le résultat donne une impression d'unité. Une partie de mon inspiration ne pouvait se réaliser au sein de Dead Can Dance.
Cela faisait cinq ans que l'on parlait de ton album solo; pourquoi n'arrive-t-il qu'aujourd'hui ?
J'ai essayé plusieurs fois, ces trois dernières années, de retravailler certains morceaux que j'avais conçus spécialement pour les concerts il ya déjà cinq ans. Je n'ai jamais réussi à trouver le bon moment, nous étions toujours entre deux albums de Dead Can Dance, entre deux tournées... Jusqu'à une époque récente, je n'arrivais pas à me sentir à l'aise pour travailler ces titres. Il a aussi fallu trouver les bons musiciens. Je crois que si j'avais eu un délai imposé, ça n'aurait pas du tout été pareil. C'est une musique très personnelle et il fallait choisir le bon moment pour le faire. Ceci dit, si j'avais attendu encore un an, cela aurait été trop tard !
A la différence de Dead Can Dance, ta musique apparaît moins complexe, moins sacrée, peut-être plus humaine que spirituelle...
Ces chansons ont à l'origine été conçues pour être jouées live, que ce soit dans des pubs ou lors des concerts "intimes" que je faisais de temps en temps en Irlande... Lisa était en Asutralie, et jouer sur scène me manquait beaucoup. Alors je réunissais quelques amis et nous organisions des sessions ensemble. Cet aspect très concret se reflète donc dans ma musique elle-même.
On perçoit même quelques tendances blues sur certains titres...
Yeah, yeah ! Le blues a toujours été présent, de façon très subtile, dans ma musique, mais c'est sans doute plus apparent sur cet album. J'ai un véritable amour du blues, qui est à la base de la plupart de nos musiques contemporaines. C'est un ingrédient indispensable, comme le sel et le poivre dans un bon irish stew (NDLR : plat tradionnel irlandais) !
Eye of the Hunter est-il nourri des mêmes influences que Dead Can Dance ?
La musique de Dead Can Dance partait d'un concept, disons plus philosophique. Celle que j'ai composée ici relève d'une démarche purement personnelle : par exemple, l'un des morceaux est indirectement lié à ma fille.
Peut-on parler d'un album "romantique" ?
Certains morceaux sont indéniablement romantiques de par leurs symboles, leurs catégories, leurs métaphores... "Captive heart", par exemple, est un titre très romantique, dans le sens où je l'ai écrit comme s'il s'agissait d'une lettre adressée à quelqu'un pour qui j'éprouvais de profonds sentiments.
On pourrait également le qualifier de "pessimiste"...
Il y a toujours un revers à chaque situation. C'est dans ma nature de voir les choses ainsi. "Death will be my bride" est à l'évidence le morceau le plus blues de tout l'album. Le désespoir, la solitude sont des sentiments que toute personne est amenée à connaître un jour dans sa vie.
Le fait de vivre à Quivvy Church (église située dans une petite île en Irlande) a probablement influencé la façon d'écrire...
Je n'y habite plus, en fait. Mais il est vrai que l'architecture d'une église est conçue dans un  but d'inspiration spirituelle et de plus il y avait là-bas une ambiance très austère, qui s'adaptait bien à la musique que je composais. C'est la raison pour laquelle j'avais choisi d'y habiter. Mais il m'arrivait parfois de m'y sentir oppressé, tant l'atmosphère pouvait devenir pesante. Désormais je travaille chez moi et je m'y sens très inspiré; c'est un endroit ouvert et ensoleillé. Deux mondes qui s'opposent.
As-tu travaillé seul sur cet album ?
Oui, la plupart du temps. Hormis, bien sûr la présence des musiciens, je me suis entièrement occupé du chant, des arrangements, des guitares et des claviers. L'enregistrement avec les autres a duré quatre ou cinq jours et j'avais, de plus, déjà enregistré l'an dernier une partie avec un ensemble de douze violons. C'est d'ailleurs ce que je vais rechercher le plus souvent possible désormais : des enregistrements et des sessions live avec un vrai groupe. C'est une expèrience fabuleuse.
Pourquoi tes chansons "I can see now", "American dreaming" et "Don't fade away", que l'on retrouve sur le live de Dead Can Dance Toward the within" ne figurent-elles pas sur ton album ?
Probablement parce que ces morceaux avaient déjà été enregistrés sur ce live et que je ne voyais pas l'intérêt de les ressortir sous la même version. Cela n'aurait rien apporté de plus, ni amélioré la qualité de ces titres. Je sortirai plus tard une nouvelle version d'"American dreaming", mais uniquement parce que j'ai conçu de nouveaux arrangements. Sur la version live officielle, il manque une partie du texte que je n'avais pas terminé d'écrire, le morceau ayant été composé pendant la tournée !
Pourquoi avoir choisi de reprendre "I must have been blind" de Tim Buckley, déjà reprise sur le Filigree and shadow de This Mortal Coil ?
J'ai toujours adoré cette chanson. Quand j'ai commencé à faire des sessions live dans les pubs, avec mes amis, je ne disposais pas d'un grand répertoire et j'ai donc fait de nombreuses reprises en choisissant les artistes que je préférais, comme Tim Buckley par exemple. J'ai voulu mettre ce titre sur l'album en souvenir de cette époque.
En parlant de reprise, as-tu entendu la version de votre titre "severance" qu'interprétait Bauhaus sur sa dernière tournée ?
Non, absolument pas... Je connais très bien Peter Murphy et je savais que c'était un très grand admirateur de Dead Can Dance. j'aime beaucoup Bauhaus, surtout le premier album (NDLR: In the flat field). J'ai hâte d'entendre cette version car c'est très flatteur et excitant de savoir que d'autres artistes ont insufflé un nouvel esprit à une chanson. Mais il m'est tout de même arrivé d'être déçu d'entendre ce que certains avaient fait de nos morceaux. Par exemple, "How fortunate the man with none" a été reprise par John Martin et j'ai été très désappointé par le résultat. Il a ajouté un rythme funk, supprimé une partie du texte, pourtant si important... Une horreur ! Je me demande pourquoi il a choisi ce titre !
Qu'as tu pensé du tribute à Dead Can Dance sorti par le label Cleopatra ?
C'était très sympa à écouter, bien que je ne connaisse pas vraiment les motivations qui ont poussé ces groupes à travailler sur notre musique... J'ai quelques doutes à ce sujet... Mais certaines reprises étaient vraiment bien, "The carnival is over" (NDLR : par Leather Strip) notamment.
Revenons à ton album; quel sera, selon toi, l'acceuil du public ?
Je ne sais pas vraiment... Disons que les nouvelles orientations musicales que j'ai choisies vont sans doute toucher un public différent. Mais j'espère que le public qui m'est déjà familier choisira lui aussi de faire ce voyage avec moi; beaucoup de gens nous ont accompagnés depuis quinze ans, à travers nos évolutions et notre diaspora musicale. J'espère que le public se reconnaîtra dans mon travail.
N'as-tu pas peur d'être prisonnier de ton propre passé avec Dead Can Dance ?
Non, pas du tout. Pour moi, ce n'est pas une question de "gloire passée", je n'ai aucun regret. Je viens d'avoir 40 ans, je suis père d'une petite fille, je me sens très heureux et bien plus serein musicalement parlant. J'ai de nombreux projets, je sais exactement ce que je veux faire et d'ailleurs, je travaille en ce moment sur un film avec des amis. Je ne me sens pas du tout influencé ou poussé à rester dans la même direction que celle de Dead Can Dance et c'est d'ailleurs cela même qui faisait la force du groupe : nous n'écoutions que nos consciences et notre inspiration pour choisir ce que nous devions faire, et non ce que disaient les autres.
Penses-tu après toutes ces années, avoir encore quelque chose à prouver ?
Je me suis prouvé que j'étais toujours capable de transformer ce que j'avais dans la tête en une réalité musicale, partageable par tout le monde. Les seules personnes à qui j'aurais quelque chose à prouver sont sans doute ceux qui n'avaient pas voulu croire en mon travail, généralement les gens de l'industrie du disque, qui n'ont aucune imagination. Mais j'ai eu malgré tout le pouvoir de mener mes projets à bout...
Poursuis-tu toujours cette quête culturelle et folklorique qui animait l'esprit de Dead Can Dance ?
Bien sûr, tout cela fait toujours partie intégrante de ma propre démarche. J'ai toujours été attiré par la culture, mais en autodidacte. J'ai l'air comme ça de quelqu'un de très érudit, ayant fréquenté les meilleures universités, mais non... J'ai tout appris, y compris la musique, grâce aux gens que j'ai pu rencontrer. Je m'intéresse au passé, à la culture ancienne, afin de mieux comprendre les autres et le fonctionnement des choses en ce bas monde. Idem pour la musique; j'aime l'histoire de la musique, j'aime connaître les différents instruments, savoir comment ils sont fabriqués... Cette quête folklorique a toujours été un élément très important pour moi.
Quand pourrons-nous te voir sur scène ?
Je vais faire une tournée "intimiste". C'est très compliqué et très cher d'organiser une grande tournée à l'approche du millènaire car toutes les grandes salles sont déjà réservées ! L'album sortant le 4 Octobre, je pense donc passer quelques semaines en Europe et trois semaines en Amérique. La grande tournée sera pour l'année prochaine et j'ai bien l'intention de faire plusieurs dates en France, une dizaine au moins, car le public français a toujours énormément soutenu notre musique. Ce sera donc pour le printemps prochain. Mais je serai le 20 octobre de cette année à l'Elysée Montmartre.
Le split avec Lisa s'est produit lors de l'enregistrement du nouveau Dead Can Dance; sera-t-il possible d'écouter un jour certaines chutes de studio ?
Non, je ne crois pas... Nous n'étions pas arrivés à un stade suffisamment avancé dans l'élaboration des morceaux. Ce ne sont d'ailleurs que des instrumentaux et une chanson sans le chant, ça ne vaut pas la peine.
Et y a-t-il une chance de voir un jour Dead Can Dance à nouveau réuni ?
Il faut du temps. Qui sait...