06/10/1999 LIBERATION Perryssable par BAYON
Englebert Humperdinck surgissant aujourd'hui
susciterait-il en nous une réaction similaire? Autrement dit, perdons-nous
le sens? Démarque «latin lover» du Gallois Tom Jones (qui redonne lui-même
du coffre ces jours-ci), Englebert Humperdinck et son organe ténorisant
tyrannisaient les années 60 anglaises avec des roumulades barrissantes
à faire fuir tout fan de rock qui se respecte. Au fait, c'est Mireille
Mathieu qui adaptait le monarque Humperdinck (la Dernière Danse);
outre David-Alexandre Winter, créateur exotique d'Oh Lady Mary
et d'Ophélie Winter.
Brendan Perry, barde crooner à barbe, brame aujourd'hui sur ce ton,
tout en évoquant le fleuron new wave anglais 98 Perry Blake par le nom
et le spleen.
Chanson. Brendan Perry, avant d' être lui-même solennellement,
fut Dead Can Dance, chaînon new age manquant entre le Mystère
des Voix Bulgares et Cocteau Twins ou This Mortal Coil. Né en 1959 à
Londres et grandi en Nouvelle Zélande, Perry aura complété seize ans
et huit albums durant, dans une effusion d'harmonies pop, la chanteuse
évanescente Lisa Gerrard; en attendant l'autodissolution définitive
en 1998.
Le disque Eye Of The Hunter, en gestation dans les dernières
années Dead Can Dance, est un des effets, sans doute recherché, du split
: le duo devenu étouffant, trop prenant et limité à la fois, Brendan
aspirait à se recréer. Lisa Gerrard occupée à une BO, son alter ego
propose un manifeste égo-tiste «abordant les multiples facettes de
[sa] personnalité.»
Là où Dead Can Dance privilégiait une certaine musicalité atmosphérique,
quitte à réduire les voix à une sonorité et le texte à une inspiration,
Brendan Perry revalorise simplement (guitare/voix) airs et paroles articulés.
Ce qui compte est le chant, le sens. Quand Dead Can Dance déjouait à
plaisir la classification, Brendan Perry s'inscrit dans un retour marqué
au mode convenu «chanson». Que chante «l'Oeil du chasseur», enregistré
religieusement au studio Quivvy Church, dans le County Cavan irlandais
de l'ex-Scavengers producteur chanteur? Entre deux invocations aux «dieux
anciens», il psalmodie essentiellement la perte - de la jeunesse,
des proches, de l'amour, de la paix -, sous le signe de Medusa.
«Complainte.» Brendan «chante sa plainte» en maniériste,
volontiers moralisant. Dès les premiers souffles, comme de vent des
landes, jusqu'au dernier, on est en présence d'une sorte de pontife
adressant son lamento aux éléments étonnés; la voûte étoilée est l'oratoire
de ce chantre des fins dernières de la destinée. «Car la brise murmure
mon nom.» Or c'est là, au plus pesant du poseur, que notre "highlander"
tellurique est intéressant, stylé. Tutoyant les profondeurs, la colère
et le ressentiment, la mort même, Sâr fin de siècle vocalisant en apesanteur
symboliste : «Je me figure que le monde est un miroir.» Et au
diable le ridicule, qu' on passe de bon gré à ce cabot shakespearien
des «cataractes de la passion» en faveur de son pathos.
A un certain stade, on n'entend même plus chanter Perry. On n'en perçoit
qu'une harmonie de Ronflements glacés dans un pot de jacinthe
(titre réel d'un film ancien rare). Une migraine menace, mais l' effet
incantatoire l'emporte. Des mots passent, comme flocons tombés du ciel,
pommes de la connaissance sous le nez de Newton, oiseaux dans l' éther
autobiographique du «Voyage de Bran»: «astral», «communion», «love»,
«voices in my head»...
Sentimentalité. D'une façon ou d'une autre, par les temps d'OGM
musicaux techno-rap qui courent, cette entreprise à visage humain, débordante
de sentimentalité palpable et de lyrisme vieux comme le monde, est bienvenue.
"Avec la lune et les cicatrices comme compagnie», dans la
facture ce sont versements de grandiloquence orchestrale et vocale balançant
entre chant d'église et rebetiko country, opérette jazzy et blues
médiéval. En coup de frein automnal, comme un cliché panoramique qui
n'aurait retenu de l'été du siècle que son éclipse. Le décor qu'on imagine
à la diffusion de ce disque magnétique. "Tout amour est perdu,
enfants». Fondu au noir gothique, Brendan Perry paraît en disparition,
à la dandy - qu'il n'est nullement, bien que féru de tir à l'arc, d'arboriculture,
de zen et d'astronomie. Orchestrations dététères à la clef, sophistiquées
jusqu'à l'hétéroclite (frôlements acoustiques et apports technologiques,
guitare hawaïnne ou hautbois), on peut garantir un sérieux bourdon arpégé
au total. Du morne; Saturday's Child à la mort amie (Death
Will Be My Bride), le diapason d'Eye Of The Hunter sonne
bel et bien le glas - comme la note froide de piano «école française»
répétitive figeant le dernier titre. Dans la mollesse complaisante d'une
opulence crépusculaire à notre goût. Non exempte de faiblesses ( les
affèteries aiguës de Saturday's Child ou de Sloth), la
démarche ne manque pas de conviction ni de rigueur. Soit un ensemble
riche et court de huit plages amples, de quatre à sept minutes, en deux
triptyques drapés reférmés sur deux flottements (dont une reprise de
Tim Buckley). La composition est lisse, descriptive et composite, disposée
en larges couches mélodiques aux refrains imagés facilement mémorisables,
entêtants, en dodelinement de berceuses lugubres."«Je ne vois
qu'un Océan de vide/J'épouserai la mort."
«Combien de temps?» Sur les brisées formalistes de Dead Can Dance,
l'orchestration tend à en tenir lieu (de composition), à coups de mandoline
et épinette, mèlées tout comme musique de chambre et programmation,
la voix rengorgée dans l' écrin de violonnade jouant la vedette capiteuse
(The Captive Heart); pour un résu1tat impressionnant ponctué
de dissonaces contribuant au faste d'ensemble. Tel le choeur androgyne,
harmonié en re-re bizarres par la grosse voix d'ogre du maître, faisant
la haie au finale Archangel. Manset reprenant Léonard Cohen à
la Sinatra d'outre-tombe, orchestré par Divine Comedy... Quitte à ce
que, entre le Donovan transcendant des Sutras et le surfer sonique Scott
Walker, Jay Jay Johanson emporte le morceau.
Le déclin est à l'ordre du jour "Combien de temps encore,
ressasse une voix marine exilée, combien de temps faudra-t-il chanter
cette chanson? Jusqu'à quand continuer ?" Sur quoi le disque
cesse.