01/11/1999 NEWCOMER Brendan PERRY Voyage intérieur
par Charline CORBEL
Brendan Perry a mis un miroir devant son ventre et un
micro dans son coeur pour nous renvoyer son écho intérieur et ses visions
mythiques. Ancienne moitié de Dead Can Dance, il se livre tout entier
dans son premier album solo « Eye of the hunter» qui est selon lui une
quête, fruit d'un procédé complexe : d'une part, comprendre la nature
de ses désirs et résoudre la complexité de son propre univers et d'
autre part dans une démarche plus philosophique, de faire face à tout
ce qui dans le monde et la nature l' affecte. Depuis longtemps, nous
n'avions entendu d'album si personnel et intime.
Newcomer : «Eye of the hunter» , ton premier album
solo, a comme sujet principal le temps...
Brendan : Oui, c'est le thème récurrent de l'album. Le temps
qui passe, la condition présente et la projection du temps à venir.
N : Le fait même de faire un album est toujours un peu une tentative
d'arréter le temps pour un artiste, de le figer sur un support physique.....
B : C'est surtout une question de pertinence. Est ce que ce
que je fais, à ce moment X, est pertinent ? Il y a beaucoup de morceaux
que je garde pour moi car ils sont trop personnels, ils n'intéressent
que moi. Même si j'aimerais les partager, et méme si je sais exactement
ce que je veux leur faire dire, je n'y arrives pas. Il y a un moment
où les morceaux deviennent pour moi un repère temporel, un souvenir.
Certaines choses que je vis doivent étre matérialisées par une forme
de production.
N : Tu vis dans le Cavan County, un coin très reculé de l'Irlande.
Le temps doit se dérouler d'une façon toute particulière là-bas ...
B : Les gens consacrent beaucoup plus de temps aux autres. Ils
consacrent plus de temps aux conversations, aux ragots. Ils engrangent
toutes les informations possibles sur ce qui se passe dans la communauté.
L'info circule très vite. Tout le monde veut s'avoir ce qui se passe
chez le voisin.
N : Ta mère vient de Cavan County. Est ce que tu te sens membre
de cette communauté ?
B : C'est très difficile de s'intégrer à cette communauté car
elle souffre d'une vraie division. Nous vivons à la bordure de l'Irlande
du Nord. Beaucoup de problème du nord se retrouvent dans le Cavan County
: c'est une sorte de microcosme de tout ce qui déchire les Irlandais.
La division entre catholique et protestant est toujours très nette.
Dans tous les villages, il y a deux boucheries, deux kiosques. Vous
vous rendez vite compte que l'un est catholique et l'autre protestant.
L'Irlande est pourtant une république. Je trouve cette division ridicule.
Cette séparation a été une surprise pour moi. En tant que touriste,
on ne s'aperçoit de rien. En surface tout semble lisse, mais en dessous
tout n'est qu'amertume et coup de couteau dans le dos. Pour moi, devenir
un membre de cette communauté, cela reviendrait à prendre part à une
communauté qui ne fonctionne pas. Et même si je le voulais, on ne me
laisserait pas faire. Chaque village, chaque région est très tribal.
Si tu viens d'un village à 30-40 kilomètres, on t' appelle un «blowing»,
pour montrer que tu ne viens pas d'ici, que tu as été amené par le vent
en quelque sorte.
N : Comment s'organisent tes journées là-bas ? As-tu un agenda
très strict de travail ?
B : Avant, j'avais une attitude très libre et blasée face
au travail. J'ai eu une petite fille, qui a maintenant deux ans et demi.
Depuis, ma façon de travailler a changé. Ses habitudes sont devenues
les miennes. Je pensais perdre mon temps libre après sa naissance mais
en fait, c'est très bénéfique puisqueje dois me lever à une certaine
heure le matin. Je sais que dans la journée je dois étre avec elle à
certains moments. Mes journées sont mieux organisées. Maintenant,je
préfère travailler le matin. J'ai beaucoup plus d'énergie.
N : Il t'a fallu plusieurs années pour écrire cet album. Est-ce
parce qu'effectivement, il te faut du temps pour écrire ou parce que
tu es assez paresseux dans l'écriture ?
B : Sur huit chansons, cinq d'entres elle ont été écrites sur
une période de quatre ans. Les paroles étaient écrites, mais les arrangements
n'étaient pas fixés. Je les avais écrites vite, mais comme elles n'étaient
pas complètes, je les avaient laissées en plan. Les trois dernières
chansons ont été écrites et arrangées sur une période de cinq mois,
ce qui est plutôt rapide selon mes standards !
N : Le contenu de l'album est personnel, très intime. Tu y explores
les relations avec ton père, la perte d'un amour.... Est ce que tu n'as
pas peur de te mettre tant "à nu" ?
B : Non, pas vraiment. L'album est semi-autobiographique. Certaines
chansons sont de simples drames. «Medusa» par exemple est dramatisé
dans un style très « Leonard Cohen» : un mélange de symbolisme et de
conte. «Voyage of Bryan» est inspiré par la mythologie et me met en
scène devant les grandes questions de ma vie. J'y vois la vie comme
un voyage. Certaines sont plus personnelles, comme dans cette chanson
«Captive heart». C'est une lettre d'amour mise en musique destinée à
une femme avec qui j'ai eu une relation et qui vivait à Los Angeles.
Comme beaucoup d'histoires qui se vivent «à distance», elle s'est finalement
fanée. J'ai écrit cette chanson pour lui exprimer mes sentiments et
c'est aussi une sorte de post scriptum pour la rassurer : «Ne t'en fais
pas si tu ne ressens pas la même chose que moi, car avec toute cette
distance on ne peux pas deviner ce que l'autre pense.» En fait,
ce n'est pas un problème pour moi de me mettre à nu à ce point car mon
propre monde est encore un mystère pour moi, un mystère fascinant que
je ne cesse d'explorer.
N : En ce qui concerne le travail du texte, il me semble que dans
Dead Can Dance, la musique était mise en premier plan alors que dans
ton travail personnel , tu as soigné la mise en valeur des textes.....
B : Si vous lisez les paroles indépendamment de la musique, vous
vous apercevez que mes textes sont écrits dans une forme hybride entre
la poésie et la prose. Je n'ai jamais pu écrire exclusivement selon
une forme ou l'autre. Quand j'étais plus jeune, j'ai écris beaucoup
de poèmes mais je n'ai jamais été très satisfait quand je les relisais.
C'était plutôt un substitut de prozac à cette époque. Cette forme hybride
ajoute au lyrisme des chansons, qui sont ainsi chargées de sens. Je
pense que si je veux élever mes textes au rang de poésie, je dois apprendre
à concilier la qualité de la musique et des paroles.
N : Dans «Sloth», tu chantes «I was dragging my feet, when I should
have been flying». Est ce que tu vis avec des regrets ?
B : Dans «Sloth», j'exprime le besoin pour moi de perdre tout
le bagage du passé. J'ai quelquefois des regrets sur le passé. Au lieu
de vouloir gravir les échelons, j'aurais du être plus patient. Je pense
que d'une façon générale, les gens portent trop de regrets en eux. «J'aurais
du me marier avec cette personne, j'aurais du accepter ce travail».
Ils accumulent ce qu'ils pensent être des opportunités ratées alors
que c'est ce qui constitue l'expérience de la vie. Ils devraient se
dégager de ces regrets, se séparer de ce poids, cela leur donneraient
l'impression, comme je le chante dans «sloth», de s'envoler.
N : Tes textes sont plein de visions féeriques, ou surnaturelles.
Est-ce que tu travailles à partir de tes rêves, ou rêves-tu sans cesse,
les yeux grands ouverts ?
B : Mon processus de création est semblable au processus de fabrication
des rêves. Je travaille d'une façon très subliminale en partant de la
vibration des instruments. Cela stimule la participation de ma voix
et finalement les mots se forment. A ce point, je dois m'arréter pour
prendre des notes sinon j'oublie l'origine de ce que je viens de produire.
Je suis dans une semi-transe et si je veux pouvoir continuer ce morceau
un peu plus tard il faut que je puisse prendre note de tout ce que j'ai
déjà fait. Cela ressemble beaucoup à ces matins où tu essaies dès ton
réveil de te rappeler ton réve.